- Émilie Querbalec
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Des narrations singulières
La narration moderne, occidentale, celle à laquelle nous sommes habitués en tant que consommateurs de films et séries en tous genres, brode presque toujours sur le canevas de base : conflit – résolution. Cette structure narrative est si prégnante dans les récits qui circulent dans notre société qu’elle en devient une promesse (pour le lecteur ou le spectateur), et une recette (pour l’auteur, le scénariste, et toute l’économie de la fiction qui gravite autour). Pourtant il existe bien d’autres types d’histoires. Je voudrais vous parler ici de deux nouvelles que j’ai lues au détour de mes pérégrinations du côté de la culture japonaise. Elles sont traduites, et vous pouvez les lire en français (comme je l’ai fait moi-même).
La première s’intitule « Journal d’une cervelle radioactive », elle est signée Yoko Hayasuke et on peut en lire la traduction dans « Fukushima et ses invisibles, cahier d’enquêtes politiques », aux éditions Des Mondes à Faire. Yoko Hayasuke est une romancière tokyoïte. Outre son travail d’écrivain, elle a participé pendant de nombreuses années à l’animation d’une cuisine collective avec les sans-abri et les travailleurs journaliers du quartier de San’ya. Son texte court décrit, sous la forme d’un journal, les interrogations de la narratrice quant à la contamination de son environnement par la radioactivité issue de la catastrophe nucléaire de Fukushima. Jour après jour, la narratrice se débat contre ce monstre invisible et la chape de silence qui s’est abattue du le sujet. Une omerta qui la pousse au bord de la folie. « La contamination radioactive qui n’a pas de goût, pas d’odeur, existe-t-elle vraiment ? Les journaux, les chaînes de télévision, mon psy, mes parents disent que la source des mes inquiétudes n’existe peut-être pas. Est-ce moi qui ai l’esprit dérangé ? »
Ce récit ne s’achève pas sur une résolution. La fin, qui n’en est pas une du point de vue narratif habituel, achève de plonger le lecteur dans le même état d’incertitude et d’anxiété que la narratrice. C’est, à mon goût, un témoignage puissant – mais ô combien frustrant pour qui voudrait aboutir à la satisfaction d’un dénouement ! Mais voici quelques mots de l’autrice, citation insérée dans le récit rapportant son intervention dans un colloque à Berkeley sur le thème « La littérature après le 11.03 », qui nous donne une indication de sa motivation : « Notre gouvernement est niqué et les médias également, seule la puissance de la littérature peut donc nous guider vers la vérité. »
La deuxième nouvelle dont je veux vous parler s’intitule « La Honte », et parle du thème ô combien tabou, au Japon et même ailleurs, du viol. Bon, malheureusement je ne retrouve plus le nom de l’autrice et de la revue dans laquelle je l’ai lue, je les insérerai ici dès que je les aurais retrouvés dans mon bazar.
En 2015, la journaliste et réalisatrice Shiori Itô a provoqué un tremblement de terre médiatique au Japon en dénonçant publiquement le viol qu’elle avait subi de la part d’un journaliste de télévision renommé, biographe du Premier Ministre de l’époque S. Abe. Son livre « Black box » (« La boîte noire ») a été traduit en français aux éditions Piquier.
Dans sa nouvelle, l’autrice de « La Honte » nous plonge dans le vécu intime, charnel, d’une femme, dont le corps a encaissé le traumatisme sans que la parole ne se libère. Jeune fille, on comprend qu’elle a été agressée sexuellement. Ce trauma, converti en silence par la puissance de l’omerta qui pèse sur le sujet dans la société japonaise, la mange littéralement de l’intérieur. Le conflit est là, douloureux, insupportable. La protagoniste a une fille qui a l’âge de fréquenter l’école primaire. Harcelée par ses camarades et tournée en ridicule à cause du physique repoussant de sa mère devenue obèse, sa fille souffre, elle aussi. On aimerait que la mère puisse parler enfin, pour se libérer et libérer sa fille de cette souffrance. C’est la résolution que nous attendons tous en lisant ce récit oppressant.
Mais là encore, l’histoire se clôt sur une non-résolution. Et cette fin si frustrante fait ressentir avec une puissance décuplée l’insupportable loi du silence qui pèse sur les victimes de viol au Japon. C’est une dénonciation magistrale.
A lire aussi, l’article « le réveil de la littérature féministe », par Yuta Yagishita, dans le Tempura N°5 qui explique comment, sur ces questions, la parole, petit à petit, se libère. Une littérature engagée et militante est en train d’émerger, avec de plus en plus de lectrices (peut-être même des lecteurs ?) au Japon.
J’espère que cette brève présentation vous aura donné envie de découvrir ces textes, et pourquoi pas d’explorer vous-mêmes d’autres voies narratives
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