- Émilie Querbalec
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Poisson, poison, de Ned Beauman,
Poisson, poison, de Ned Beauman, traduit de l’anglais par Gilles Goulet, aux éditions Albin Michel (Albin Michel Imaginaire).
Titre original : Venomous Lumpsucker
Un titre aussi loufoque pour un roman de science-fiction ne peut qu’intriguer, et c’est avec curiosité que je me suis plongée dans les eaux troubles de cette histoire, à la rencontre du lompe venimeux, ou Cyclopterus Venenatus, comme le précise Karin Resaint, l’une des deux protagonistes qui mènent l’intrigue.
Karin Resaint travaille pour une compagnie minière indienne, la Brahmasamudram Mining Company, où elle est chargée d’évaluer si des espèces menacées par leurs activités présentent une intelligence supérieure à un certain seuil.
« Le terme posait un si grand nombre de difficultés scientifiques et philosophiques qu’il était presque inutile, réduit en bouillie, mais avait néanmoins des conséquences pour une compagnie désireuse d’extraire des minerais dans la zone de reproduction d’une espèce ».
En effet, dans ce XXIème siècle à venir pas si éloigné de notre présent, la sixième extinction est devenue une réalité tangible pour tous, à tel point que des mesures de régulation ont été introduites par le biais d’un mécanisme compensatoire financier prenant la forme de « crédits d’extinction ». Et qui dit compensation financière dit business : il existe donc une industrie de l’extinction. Détruire l’habitat d’une espèce menacée coûte cher, donc. Ou pas. Car le crédit est soumis également aux fluctuations du marché de l’offre et de la demande.
Vous l’aurez compris, nous sommes dans un futur proche où le capitalisme est roi. Tout devient matière à faire du fric, même la perte massive de biodiversité. Des technologies en gestation aujourd’hui sortent des laboratoires et foisonnent dans tous les sens sans régulation aucune ou si peu, les réglementations sont détournées, les pandémies se succèdent, des activistes jettent des « tumeurs » sur les convois de cadres sup en route pour des séminaires où l’on consomme avec délectation des denrées devenues inabordables pour la majorité de la population mondiale (laquelle se nourrit essentiellement de shakers de protéines). Ces « tumeurs », je précise, sont des cadavres de pandas géants (espèce déclarée définitivement éteinte avec la mort de Chiu Chiu, dernier spécimen vivant au monde) partiellement reconstitués à partir son ADN.
Bref, vous l’aurez compris : le monde que décrit Ned Beaumann pourrait bien être le nôtre d’ici quelques dizaines d’années. Si vous avez des doutes là-dessus, si vous croyez que la sixième extinction n’est qu’une fable, je vous conseille de lire le dernier rapport du WWF sur l’état de la biodiversité en 2024 : https://www.wwf.fr/rapport-planete-vivante. Nous avons cinq ans pour agir, sinon, hé bien, c’est comme le climat : tout va s’emballer et s’accélérer.
Mais revenons à nos lompes venimeux. Cette espèce existe-t-elle vraiment ? Je me suis posé la question… je n’ai pas trouvé de Cyclopterus Venenatus sur Internet (cela dit je n’ai pas interrogé ChatGPT, une requête de ce type, c’est 0,27 kg d’équivalent CO² alors on s’en passera, même les moteurs de recherche type Google polluent moins). Donc Wikipédia m’apprend que non, mais il existe bien une espèce appelée Cyclopterus Lumpus : Il est pêché pour ses œufs, sa chair n’ayant pas de valeur commerciale. Il est aussi élevé pour sa fonction de poissons « nettoyeurs » dans le cadre de l’élevage de saumons2.
C’est toujours amusant de voir d’où un.e auteur.ice tire son inspiration. Toujours est-il que ce poisson rare, en voie d’extinction, Karin Resaint a bien l’intention de le certifier, c’est-à-dire le déclarer « intelligent ». Ce qui n’arrange pas du tout les affaires de l’autre protagoniste de l’histoire, Halyard, qui travaille lui aussi pour la Brahmasamudran, mais dans un autre service, en tant que coordinateur de l’impact environnemental (Europe du Nord).
En route pour un dîner de gala organisé par Mostavia Bioinformatics, le taxi qui convoie Halyard est momentanément stoppé par le jet d’une « tumeur » de panda géant. Ce qui ne l’émeut guère :
« D’un point de vue sémiotique, l’action avait plus ou moins la même structure que ces protestations d’autrefois – d’avant le réchauffement de 2°C, époque rétrospectivement si modérée, si tolérante, si pittoresque – qui consistaient à jeter du faux sang sur les gens pour signifier « vous avez du sang sur les mains » (…). Bon, le problème n’était pas simple. On ne pouvait nier que, d’une certaine manière, les membres du convoi avaient pour ainsi dire le sang de Chiu Chiu sur les mains. Ils devaient toute leur richesse à cet ours adorable et émouvant. Ils vivaient dans le monde créé par la mort. »
Dans ce « monde créé par la mort » où la définition même de la vie est remise en question (après tout, elle pourrait être considérée comme une somme d’informations que l’on sauvegarde – ou pas – dans des biobanques), on pourrait s’imaginer que Resaint serait une martyre de la biodiversité prête à tout pour sauver le lompe venimeux, et Halyard un salopard cynique. Mais c’est plus retors que ça. Quand tout part à vau-l’eau, il faut bien s’accrocher à sa barque, aussi mal barrée soit-elle. Chacun tente de survivre en s’arrangeant comme il peut avec sa conscience, et de la rencontre de Resaint et Halyard va naître une curieuse association qui nous mènera de la mer Baltique au Royaume-Ermite, cette Angleterre isolationniste qui a coupé les ponts avec tous les autres pays. À défaut de pouvoir sauver le monde, sauront-ils se sauver eux-mêmes ?
Poisson poison est une petite bombe satirique sur notre époque, sur fond de sixième extinction et dérives du techno-capitalisme. Malgré toute cette noirceur, on ressort de cette lecture ragaillardie, tant il est vrai que l’humour, même grinçant, peut avoir un effet cathartique. Et puis, chut, mais le double épilogue est juste… génial, bien amené, bien vu, drôle et futé. À remettre entre toutes les mains, même les plus sceptiques.
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