Recouvrer la Terre

Dans son livre « Au cœur des trous noirs », Aurélien Barrau met en scène un dialogue entre deux personnages, Hécate et Héliogabale. Évoquant l’énergie et la lumière dispensées par le Soleil, Hécate exprime le souhait que nous puissions utiliser ce processus de fusion nucléaire pour « disposer d’une source d’énergie propre et abondante sur Terre ». A cela, Héliogabale répond : « Tu plaisantes, n’est-ce pas ? Ce qui tue la vie sur Terre, ce ne sont ni les émissions de gaz à effet de serre, ni un éventuel manque d’énergie disponible (…). Tant que nos valeurs et nos désirs ne changent pas radicalement, disposer d’une énergie presque infinie serait la pire nouvelle possible, même si elle s’avérait propre ».

 

À quoi ressemblerait un monde où la fusion nucléaire serait devenue une réalité et où l’on aurait continué à développer notre économie en suivant la logique actuelle de croissance et de consommation ? Une telle civilisation, j’imagine, aurait aussi trouvé les moyens de limiter la pollution au plastique et à limiter toutes les nuisances et pollutions liées à l’activité humaine. Peut-être même aurions-nous commencé à exploiter des mines sur des astéroïdes ou sur des planètes voisines dans le système solaire, palliant ainsi l’épuisement de nos ressources en matières premières et allant chercher ailleurs les métaux rares dont nos villes et nos systèmes de plus en plus sophistiqués auraient besoin pour fonctionner. Nos cités ressembleraient à ce que les architectes visionnaires de The Line (https://www.neom.com/fr-fr/regions/theline) auraient imaginé, des tours vertigineuses ponctuées de rares touches de végétation. Notre monde hyper-urbanisé et connecté aurait peut-être un vague air de familiarité avec la planète Coruscant, dans Star Wars.

 

 

 

Nos océans seraient parcourus de câbles et notre ciel étoilé serait rayé des traînées des multiples satellites de télécommunication que des sociétés privées auraient déployé par dizaines de milliers autour de la Terre.

 

Mais dans ce monde futur, complètement artificialisé, y aurait-il encore des mésanges, des pies, des merles, des lombrics et des papillons, des ours, des loups, des éléphants et des girafes, des écureuils, des renards, des castors, des marmottes, des abeilles, des koalas, des dauphins, des cachalots, et puis aussi des hêtres, des ormes, des chênes et des cèdres, des séquoias, des pins, des saules et des bouleaux, et la liste est longue, très longue, de toute la faune et la flore, de tous les êtres qui peuplent notre planète, du plus petit au plus massif, à poil, à plume, à dendrite, à ventouse, à palmes et à sabot, à bec, à coussinet, à corne, à queue et carapace, toute cette vie foisonnante, inventive, surprenante mais qui chaque jour qui passe voit mourir par centaines et par milliers, parce que leur espace vital se réduit comme peau de chagrin en raison du développement incessant de nos activités.

 

Alors peut-être que dans ce monde où nous aurions trouvé le saint Graal de l’énergie propre et illimitée, conjointement à l’exploitation des ressources infinies puisées dans l’espace, nous aurions aussi retrouvé un peu de bon sens pour préserver autrement que dans des banques de données, ces versions dématérialisées de l’arche de Noé, la précieuse diversité de la vie sur Terre. Au passage, nous aurions appris à prendre soin des sols qui nous nourrissent, nous évitant de multiples catastrophes humanitaires dont même nos sociétés riches n’auraient probablement pas su se protéger malgré les murs et les frontières.

 

Mais en attendant qu’advienne ce paradis technologique, peut-être serait-il quand même prudent d’envisager des alternatives à cette trajectoire.

 

Dans ma sensibilisation au sujet de la relation que nous entretenons au vivant, il y a quelques lectures et quelques œuvres qui m’ont durablement marquée et continuent de m’inspirer.

 

L’une d’elles est Nausicaa de la vallée du vent, de Hayao Miyazaki. Dans le monde de Nausicaa, l’humanité est réduite à des communautés isolées sur une Terre hostile, grignotée par la fukai, une forêt qui abrite une faune et une flore toxiques pour les humains. En lutte permanente contre cette forêt, les différentes factions ne parviennent pas à trouver la paix. Nausicaa est celle qui va réussir à réconcilier le monde sauvage, représenté par les Ômu, ces insectes gigantesques gardiens de la forêt, et celui des hommes. Le twist final révèle l’origine artificielle de la forêt, conçue pour dépolluer la Terre par la puissante civilisation technologique qui a dominé jadis, avant sa chute.

 

Le monde sauvage est très présent également dans une autre œuvre phare de Miyazaki, Princesse Mononoke. Dans ce dernier, une lutte sans merci oppose les habitants de la forêt des humains venus s’installer là. Chacun obéit à sa logique propre qui exclut radicalement l’autre, car il en va de leur survie. A la fin, un compromis est trouvé, incarné par les deux protagonistes humains. Mononoke retourne vivre dans la forêt, Ashitaka regagne le village humain. L’esprit de la forêt a été décapité, mais la végétation se régénère et ce nouveau cycle qui commence est aussi la promesse d’un avenir où on aurait enfin trouvé un équilibre entre le monde des non-humains et le monde des humains.

 

Dans son livre Le Ministère du Futur, Kim Stanley Robinson imagine une politique volontariste d’attribution de la moitié de la planète à la faune sauvage afin de lui permettre de vivre dans des corridors biologiques à l’échelle des continents. Les humains ne seraient pas, ou très peu autorisés à pénétrer ces espaces protégés et sanctuarisés. Plus qu’une cohabitation, on serait dans une sorte de dualisme radical où les mondes humains et non-humains ne devraient pas se côtoyer ou s’interpénétrer. La nature d’un côté. Les humains de l’autre. Si un projet d’une telle envergure ne semble pas près d’advenir, ce principe de séparation est celui défendu par le projet Half Earth, qui lui est bien réel (https://eowilsonfoundation.org/)

 

 

Mais ne pourrait-on imaginer des alternatives à cette séparation radicale ? Après tout, de nombreux peuples autochtones ont su cohabiter et co-évoluer avec leur environnement sans chercher à le dominer et à l’exploiter comme l’ont fait les modernes.

 

Baptiste Morizot, qui signe la préface au livre Le Vivant et la Révolution, Réinventer la conservation de la nature par delà le capitalisme de Bram Bûscher et Robert Fletcher aux éditions Actes Sud, écrit : « ce ne sont pas les humains en général qui détruisent le vivant, comme totalité, comme espèce, comme condition, mais une série de bifurcations historiques et non nécessaires qui ont donné leur forme économique à nos sociétés modernes tardives. » Les auteurs analysent quatre type de positions sur la conservation de la nature dans l’anthropocène :

  • La conservation dominante, qui se base sur l’idée de forteresses vides d’humains pour préserver la « wilderness », à l’américaine.

  • La nouvelle conservation, qui valorise les services écosystémiques et les concepts de « capital naturel », « croissance verte », etc.

  • Le néoprotectionisme, qui rejette la croissance et le consumérisme, et sépare radicalement l’humain de la nature.

  • La conservation conviviale, inspirée d’Ivan Illitch, qui valorise le « vivre avec ».

 

 

Dans un monde soumis à des pressions économiques, démographiques, politiques et climatiques de plus en plus complexes, sans doute faudrait-il combiner ces quatre approches pour réussir à sauver un tant soit peu la faune et la flore qui peuplent notre planète. Mais pour cela, il faudrait systématiquement prendre en compte les besoins de ces espèces non-humaines pour les intégrer dans tout projet empiétant sur leurs milieux de vie. En leur accordant de la valeur, et en cessant de les considérer comme quantité négligeable. Mieux : en prenant conscience de ces « tissages » entre espèces qui nous font vivre, pour reprendre une expression de Baptiste Morizot. Voilà qui serait radicalement nouveau dans notre approche moderne de la « nature ».

 

Ce sont toutes ces réflexions qui m’ont amenée à rapatrier mon imaginaire sur Terre pour écrire Les Sentiers de Recouvrance. Comme le dit le géographe et orientaliste Augustin Berque dans son essai « Recouvrance, retour à la Terre et cosmicité en Asie Orientale », « la Terre, c’est bien une planète, mais aussi c’est la terre que moi, je foule ici et maintenant. Si je suis, si j’existe, c’est parce qu’il y a la réalité de cette terre dont je suis moi-même un facteur constitutif, et c’est là mon authenticité. » Autrement dit, il n’y a pas la « nature » d’un côté, et l’humain avec ses systèmes symboliques et techniques de l’autre. Ce dualisme qui paraît inéluctable est en réalité une construction culturelle, comme le montre ce géographe formé à la philosophie orientale, mais aussi, par d’autres voies, l’anthropologue Philippe Descola.

 

La science-fiction s’inscrit souvent d’un côté de cette fracture, effectuant par le pouvoir magique de l’imagination ce bond qui permet de dépasser nos limites biophysiques pour investir des imaginaires qui survalorisent nos systèmes techno-symboliques. Dépasser les limites… ça ne vous rappelle rien ?

 

L’avenir n’est pas encore écrit, et de nombreux récits investissent l’angle mort du futur proche pour esquisser les contours de ce qui pourrait advenir, si nous le décidions collectivement. L’imaginaire peut nous aider à dépasser les peurs du présent.

 

Ces histoires existent, elles font l’objet de nombreuses expérimentations, par exemple ici : https://futursproches.com/

 

Bonne lecture.

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Bibliographie

Émilie Querbalec

Romans :

  • Les Sentiers de Recouvrance, janvier 2024, Albin Michel
  • Les Chants de Nûying, août 2022, Albin Michel (Albin Michel Imaginaire)
  • Quitter les monts d’Automne, septembre 2020, chez Albin Michel (Albin Michel Imaginaire), et chez Livre de Poche, août 2022.
  • Les Oubliés d’Ushtâr, mai 2018, chez Nats Éditions

Nouvelles :

  • « Skin », dans le Bifrost numéro 109, janvier 2023

  • « La Montagne et les eaux », préambule à l’anthologie « Imaginaires d’Asie » du collectif Hydralune, décembre 2022

  • « A cœur suspendu », anthologie Utopiales 2022, sur le thème des limites.

  • « La Cité radieuse », anthologie Hypermondes 2022 sur le thème de l’Utopie, Les Moutons Électriques.

  • « Floraisons », fanzine Once Upon A Time chez RoyZz éditions, mai 2022, initialement parue dans le Géante Rouge 2021, novembre 2021

  • « Venus Requiem », nouvelle, dans l’anthologie « Afrofuturisme » des Imaginales 2022, initialement parue dans le recueil  » La Mort » chez les Artistes Fous, automne 2016

  • « L’enfant d’Asturia », dans le recueil collectif Guerres Stellaires, hommage à PJ Hérault, éditions Critic, février 20202

  • « La Parfaite Equation du bonheur », dans le recueil collectif Par-delà l’Horizon, éditions ActuSF, novembre 2021 (réédition), et en numérique toujours chez ActuSF, initialement parue dans le Géante Rouge 2017

  • « Le Thé de Gloria», dans Malpertuis XII, sept 2021

  • « Echos », dans Malpertuis XI, sept 2020

  • « Mars hôtel California », dans l’anthologie « Dimension Rock » chez Rivière Blanche, sept 2020

  • « Le Deuxième sexe », nouvelle numérique gratuite chez AMI, août 2020, initialement parue sous le titre « Le Prix du sang » dans l’anthologie « Rouge » de Nice Fiction, juin 2019

  • « Ma Berceuse », dans l’anthologie Malpertuis IX, mai 2018

  • « Les sables d’Olonna », nouvelle, dans Géante Rouge 2018 (coordination du cahier B)

  • « La cloche, hasta siempre ! » dans le AOC spécial Visions du Futur 2018

  • « Paris, Paradis », nouvelle, dans l’anthologie Arkuiris du Prix Écrire la Ville 2018

  • « Karma Goodies », dans Galaxies 48.

  • « Les Algues », dans le recueil Malpertuis VIII, mai 2017.

  • « Conversation avec un ange » dans Galaxies numérique, nov 2016

  • « La camera obscura » dans Etherval numérique, automne 2016

  • « Pour une simple étincelle d’amour », nouvelle, AOC spécial Visions du Futur 2016

  • « Les fleurs d’Uanuk », nouvelle, dans le recueil numérique « Love Goes By Two » chez Lune Écarlate Édition, mai 2016

  • « Une Veine de cocu », nouvelle, dans le recueil « Malpertuis VII, mai 2016.

  • « Un souvenir d’été », nouvelle, dans le fanzine « Éveil », Association Projet Transition, janvier 2016.

  • « Sur les marches d’Oort », nouvelle dans le recueil « Nouvelles Fantasmagoriques » et numérique, chez Fantasmagorie, 2015

  • « Lisse, le cordon », nouvelle, dans Malpertuis VI, 2015

  • « Paradise 4″, nouvelle, dans le recueil « L’Homme de Demain » chez les Artistes Fous, 2015

  • « Main Verte », dans Etherval N°4, 2014

  • « Coccinelles », nouvelle, dans le recueil sur Folie(s) : dix-huit textes échappés de l’asile, chez les Artistes Fous Associés, 2014.

  • « La Reine de Zangalar », nouvelle, dans le recueil « L’ailleurs est ici » et en numérique chez Fantasy-Éditions.rcl, 2014

Biographie

Après un passage convenu en prépa littéraire, j’ai étudié la photographie, les langues orientales et l’histoire de l’art, avant d’exercer divers métiers qui n’ont pour seule vocation que de nourrir ma passion pour le voyage. Je suis revenue à l’écriture après bien des détours et des chemins de traverse. Encore un moyen, pour moi, d’explorer les territoires de nos émotions et de nos rêves.

Prix et distinctions

Mon roman Quitter les monts d’Automne a reçu le prix Rosny aîné 2021 et le prix Ouest Hurlant du livre de poche 2023 pour sa version en petit format. Les Chants de Nüying a reçu le prix Méditerranée de l’Imaginaire et a été nominé pour la France aux European Science Fiction Awards 2023, dans la catégorie « Best Written Work of Fiction ».

 

Mes nouvelles Pour une simple étincelle d’amour  et La cloche, hasta siempre ! , ont reçu respectivement les 3ème et 1 er  prix au concours Visions du Futur en 2016 et 2018.

bibliographie

Romans :

  • Les Sentiers de Recouvrance, janvier 2024, Albin Michel
  • Les Chants de Nûying, août 2022, Albin Michel (Albin Michel Imaginaire)
  • Quitter les monts d’Automne, septembre 2020, chez Albin Michel (Albin Michel Imaginaire), et chez Livre de Poche, août 2022.
  • Les Oubliés d’Ushtâr, mai 2018, chez Nats Éditions

Nouvelles :

  • « Skin », dans le Bifrost numéro 109, janvier 2023

  • « La Montagne et les eaux », préambule à l’anthologie « Imaginaires d’Asie » du collectif Hydralune, décembre 2022

  • « A cœur suspendu », anthologie Utopiales 2022, sur le thème des limites.

  • « La Cité radieuse », anthologie Hypermondes 2022 sur le thème de l’Utopie, Les Moutons Électriques.

  • « Floraisons », fanzine Once Upon A Time chez RoyZz éditions, mai 2022, initialement parue dans le Géante Rouge 2021, novembre 2021

  • « Venus Requiem », nouvelle, dans l’anthologie « Afrofuturisme » des Imaginales 2022, initialement parue dans le recueil  » La Mort » chez les Artistes Fous, automne 2016

  • « L’enfant d’Asturia », dans le recueil collectif Guerres Stellaires, hommage à PJ Hérault, éditions Critic, février 20202

  • « La Parfaite Equation du bonheur », dans le recueil collectif Par-delà l’Horizon, éditions ActuSF, novembre 2021 (réédition), et en numérique toujours chez ActuSF, initialement parue dans le Géante Rouge 2017

  • Le Thé de Gloria, dans Malpertuis XII, sept 2021

  • « Echos », dans Malpertuis XI, sept 2020

  • « Mars hôtel California », dans l’anthologie « Dimension Rock » chez Rivière Blanche, sept 2020

  • « Le Deuxième sexe », nouvelle numérique gratuite chez AMI, août 2020, initialement parue sous le titre « Le Prix du sang » dans l’anthologie « Rouge » de Nice Fiction, juin 2019

  • « Ma Berceuse », dans l’anthologie Malpertuis IX, mai 2018

  • « Les sables d’Olonna », nouvelle, dans Géante Rouge 2018 (coordination du cahier B)

  • « La cloche, hasta siempre ! » dans le AOC spécial Visions du Futur 2018

  • « Paris, Paradis », nouvelle, dans l’anthologie Arkuiris du Prix Écrire la Ville 2018

  • « Karma Goodies », dans Galaxies 48.

  • « Les Algues », dans le recueil Malpertuis VIII, mai 2017.

  • « Conversation avec un ange » dans Galaxies numérique, nov 2016

  • « La camera obscura » dans Etherval numérique, automne 2016

  • « Pour une simple étincelle d’amour », nouvelle, AOC spécial Visions du Futur 2016

  • « Les fleurs d’Uanuk », nouvelle, dans le recueil numérique « Love Goes By Two » chez Lune Écarlate Édition, mai 2016

  • « Une Veine de cocu », nouvelle, dans le recueil « Malpertuis VII, mai 2016.

  • « Un souvenir d’été », nouvelle, dans le fanzine « Éveil », Association Projet Transition, janvier 2016.

  • « Sur les marches d’Oort », nouvelle dans le recueil « Nouvelles Fantasmagoriques » et numérique, chez Fantasmagorie, 2015

  • « Lisse, le cordon », nouvelle, dans Malpertuis VI, 2015

  • « Paradise 4″, nouvelle, dans le recueil « L’Homme de Demain » chez les Artistes Fous, 2015

  • « Main Verte », dans Etherval N°4, 2014

  • « Coccinelles », nouvelle, dans le recueil sur Folie(s) : dix-huit textes échappés de l’asile, chez les Artistes Fous Associés, 2014.

  • « La Reine de Zangalar », nouvelle, dans le recueil « L’ailleurs est ici » et en numérique chez Fantasy-Éditions.rcl, 2014