- Émilie Querbalec
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Science-Fiction et limites planétaires
Il y a quelques temps, on m’a proposé de parler de science-fiction et infini pour un festival d’astronomie, ce qui m’a amenée à réfléchir sur la notion de limite en science-fiction.
La science-fiction n’est pas toujours bien considérée par ses consœurs généralistes, pourtant c’est une vieille dame qui possède un dense corpus d’œuvres et une histoire forte de ses courants, écoles, interprétations, révolutions et crises. On le voit bien, il est difficile de dresser un portrait simple de la science-fiction. Pour certains, cependant, l’essence de la science-fiction repose sur l’effet de vertige intellectuel procuré par des récits qui nous projettent dans des espaces et des temporalités infinies. Mais d’autres vous diront qu’il n’en est rien.
Tout en réfléchissant à la question, je me suis demandé pourquoi je m’étais mise, moi, à écrire de la science-fiction. Pourquoi cet imaginaire, plutôt qu’un autre ? Question d’autant plus pertinente que je ne suis pas, à la base, une lectrice de science-fiction. Oui, mais il y a eu les BD, les films… Preuve qu’il suffit parfois d’une ou deux œuvres pour semer des images très puissantes dans notre inconscient.
Je me souviens d’un livre qui me faisait rêver lorsque j’étais enfant. Ce livre, c’est « L’enfant et la rivière », d’Henri Bosco. Je crois que ça devait être au programme scolaire. Rien à voir avec les étoiles ni avec la science-fiction, mais je me souviens que cette histoire avait le pouvoir de m’embarquer totalement et de me faire voyager loin des bancs de l’école, dans un pays inconnu, le long d’une rivière mystérieuse, dans une nature pleine de poésie. Moi aussi j’aimais bien faire l’école buissonnière et explorer les environs de ma maison, repousser toujours un peu plus les limites de mon monde.
Quand on y pense, la science-fiction sert peut-être aussi à ça : repousser toujours plus les limites de son monde grâce au pouvoir de l’imagination.
Or cette question de limites interpelle particulièrement à l’heure du réchauffement climatique et du dépassement des limites planétaires.
Partant de ce constat, je me suis interrogée sur le type d’imaginaire que je mobilise dans mes histoires de science-fiction. Et j’ai établi une sorte de typologie, inspirée de la classification des imaginaires du futur, proposée par le conférencier Arthur Keller, très engagé sur la question de la transition écologique de nos sociétés.
Arthur Keller décrit quatre types d’imaginaires du futur face aux problématiques de transition :
- Les imaginaires illimitistes
- Les imaginaires soutenabilistes
- Les imaginaires décroissants
- Les imaginaires effondristes
Pour plus de détails : https://www.phosphoriales.com/Les-4-imaginaires-face-a-la-transition-ecologique_a711.html
Ce qui me semble intéressant, c’est qu’il insiste sur le rôle des récits dans la transition de nos sociétés. Selon lui, nous sommes à un point de bascule sur une trajectoire d’effondrement en raison du dépassement de nos limites planétaires, mais il est encore possible de décroître de manière planifiée pour permettre aux sociétés humaines de ne pas sombrer dans le chaos et la violence. Il appelle donc de ses vœux de nouveaux récits de résilience, pour nous préparer culturellement aux difficultés à venir.
Sans rentrer dans un jugement de valeur sur ces différentes visions, je me suis appuyée sur cette classification pour établir une sorte de grille de lecture.
J’ai ainsi repéré quatre types d’imaginaires souvent à l’œuvre dans les récits de science-fiction :
L’imaginaire illimitiste repose sur l’idée ou la croyance que la science et la technologie, qu’elle soit humaine ou extra-terrestre, va nous permettre de dépasser toutes nos limites. Au sein de ce grand récit qu’Ursula K Le Guin qualifie de « mythologie de la science moderne », je distingue trois types de limites, avec les imaginaires de dépassement qui leur correspondent :
- Limites physiologiques/transhumanisme et homme augmenté parfois à l’infini, modifications génétique, transferts de conscience, immortalité…
- Limites planétaires / imaginaire spatial de voyage, colonisation, frontières, terraformation, ingénierie planétaire…
- Limites de l’esprit et de la connaissance / imaginaire prométhéen, pouvoir divin sur le temps et l’univers
Souvent on observe une convergence de ces trois imaginaires, prométhéen, transhumaniste et spatial, comme dans 2001 odyssée de l’espace (Arthur C Clarke).
L’imaginaire effondriste, lui, est un peu le reflet négatif de l’imaginaire illimitiste et d’une vision positiviste du progrès par les sciences et les techniques. On y retrouve là aussi des récits très puissants, dans des genres tels que le post-apo ou la climate-fiction. En un sens on peut dire que c’est une science-fiction d’alerte, qui nous montre les dérives et les conséquences de l’usage immodéré de technologies mal maîtrisées ou mal utilisées.
L’imaginaire dystopique ne fait pas de la réflexion sur le dépassement de nos limites son sujet principal, mais les récits qui en découlent s’inscrivent souvent dans un cadre qui évoque un effondrement, ou une dislocation de la cohésion de nos sociétés avec une aggravation des injustices et inégalités. Ce qui donne en général des récits de lutte et de résistance, pour une émancipation individuelle ou collective, ou bien éventuellement des thrillers technologiques.
L’imaginaire utopique quant à lui occupe une place un peu à part, car les utopies mobilisent selon moi différents types d’imaginaires (même si le but final est de parvenir à une forme d’harmonie et d’équilibre). Je distingue ainsi :
- Les utopies basées sur un postulat de croissance illimitée : sciences et technologies ont permis de dépasser nos limites philosophiques, matérielles, physiques. On vit dans un monde d’abondance ou d’équilibre, où les sociétés humaines se sont émancipées grâce au progrès technologique, en allant si besoin chercher des ressources hors des limites de notre planète (exemple : le monde de la Culture d’Ian Banks, Star Trek…).
- Utopies basées sur un postulat décroissant ou régénératif : le progrès ne se base pas sur la croissance technologique, mais sur une évolution politique positive. Les sociétés humaines se sont affranchies de leur dépendance à la technologie, ou bien celle-ci n’est pas le levier du progrès. La décroissance ne rime pas avec retour à la barbarie, ni forcément à un retour à la nature sauvage, mais à une place plus équitable attribuée à celle-ci. On y trouve des récits relevant de ces genres que l’on qualifie de Solar Punk ou Hope Punk, mais pas que. Le Ministère du Futur, par exemple, de Kim Stanley Robinson, laisse entrevoir la possibilité d’un monde qui aurait enfin pris les mesures nécessaires pour prendre à bras le corps la crise climatique et écologique et trouver des solutions.
Cela dit, si l’on creuse un peu, on voit bien que les choses sont souvent plus complexes et ambivalentes. Ces différents types d’imaginaires se superposent et se chevauchent pour donner des récits d’une grande variété. Et c’est tant mieux !
Prenons par exemple cette œuvre immense qu’est Dune, de Franck Herbert. On est d’emblée dans un imaginaire illimitiste en ce sens que l’humanité a essaimé sur des planètes et des mondes lointains dans la galaxie (premier postulat), et qu’on manipule des techniques qui élargissent le pouvoir et le champ de la conscience humaine (ce que permet l’Epice). On a d’immenses vaisseaux qui traversent l’espace-temps, technologies qui nécessitent une puissance colossale. Mais on a aussi, au sein de cet univers fabuleux, un imaginaire dystopique de lutte d’un peuple contre un autre venu exploiter les ressources de sa planète, un imaginaire utopique de transformation et de régénération (faire de Dune une planète verdoyante, transformer son climat à l’échelle planétaire).
On peut aussi avoir des utopies ambigües, comme celle décrite dans Les Dépossédés d’Ursula K. Le Guin, qui montre le versant positif et négatif de deux sociétés opposées, l’une basée sur le principe d’un capitalisme débridé, l’autre sur une utopie communiste et anarchiste. Et que dire d’un récit comme celui de Semiosis, de Sue Burke, qui décrit un groupe d’humains voulant faire société en accord avec leur environnement sur une planète imaginaire, ou de cette extraordinaire trilogie d’Octavia Butler, Xenogenesis, où des extra-terrestres s’hybrident avec les humains pour les sauver de l’extinction ? Bref, impossible de faire rentrer toutes ces histoires dans des cases uniques.
Vous l’aurez compris, l’objectif de cette grille de lecture n’est pas de proposer une classification exhaustive de toutes les œuvres de science-fiction, mais d’offrir quelques pistes pour réfléchir à la manière dont nos imaginaires en science-fiction s’accommodent de la notion de limite. Il m’a semblé que l’exercice n’était pas totalement vain à l’heure où la science, et désormais l’actualité, ne cessent de nous rappeler à l’ordre.
On aimerait tellement pouvoir rêver à l’infini sur le pouvoir émancipateur de la technologie et de la science. Croissance infinie, puissance infinie, voyages merveilleux et technologies féériques… Or aujourd’hui, même un enfant sait ce qu’est une empreinte écologique. Les rêves évidemment n’ont pas d’empreinte écologique directe. Mais ils irriguent notre inconscient et la manière dont nous nous projetons dans le futur. Ils influencent nos choix politiques. Ils forgent l’imaginaire de ceux qui détiennent les rênes de notre futur. Et pour finir, ils ont un impact quand une technologie que l’on a d’abord conçue dans son laboratoire imaginaire est testée, mise en œuvre et déployée à l’échelle industrielle dans le monde réel. Aucun objet technologique n’est neutre. De sa conception à sa production et à ses usages, il aura un impact environnemental, mais aussi social, physiologique, affectif, et symbolique.
Lors d’un exercice avec des enfants, nous leur avons demandé de nous décrire le futur idéal selon eux. Beaucoup ont parlé d’hommes sur la lune et de robots. C’était à la fois drôle et triste. L’avenir ne peut-il vraiment se concevoir qu’avec des vaisseaux spatiaux, des intelligences artificielles, de super machines, des manipulations génétiques fabuleuses et autres miracles quantiques ? Heureusement, quelques-uns ont imaginé un futur un peu différent, où ils parleraient aux chats grâce à un traducteur universel et où on aurait inventé l’apprentissage spontané de manière à ne plus retourner sur les bancs de l’école. Ouf.
Paradoxalement, les imaginaires du futur les plus représentés dans notre environnement culturel sont les imaginaires effondristes et dystopiques. Une telle concentration de peur, de colère et de négativité en dit long sur l’état de nos sociétés. Je ne crois pas trop m’avancer en disant que plus grand monde ne croit aux lendemains enchanteurs promis par la science et la technologie, hormis la sphère des convaincus œuvrant dans ces domaines. Les gens ont peur. On le voit bien dans les tendances actuelles au repli national et au déni climatique. Et malheureusement on ne pourra pas toujours tout mettre sur le dos des écologistes ou des scientifiques de mauvais augure, ces empêcheurs de rêver en rond. Un jour la réalité nous rattrapera, et alors…
Alors ceux qui voudront faire société ensemble se tourneront vers ces réflexions, ces expérimentations et ces utopies progressistes qui ont tant de mal à se faire entendre aujourd’hui, pour tenter de construire ou reconstruire.
Mais peut-être aussi arriverons-nous à nous mobiliser pour éviter le pire ?
Dans l’un ou l’autre cas, je crois moi aussi que nous avons besoin de nouvelles histoires pour irriguer nos imaginaires. Nous avons besoin de récits offrant des visions d’un futur alternatif, sur une planète, la nôtre, qui serait toujours habitable, avec une nature sauvage préservée, des océans et des forêts régénérées, protégées, et des sociétés réinventées, transformées, apaisées. Continuons donc à rêver… en gardant les pieds sur Terre.
Et au fait, en tant que lecteur, spectatrice, concepteur ou autrice de science-fiction, à quels imaginaires du futur croyez-vous ?